Une liste, et après ?

Dim 19 janvier 2014

Tariq Krim, au CV impressionnant, a publié récemment un article sur medium.com, intitulé “La french touch du code” et sous-titré “Cartographie des talents du numérique”. On passera sur le fait que Tariq Krim utilise un service 100% U.S. pour publier une ode destinée à vanter les mérites des ouvriers français du code.

Dans cet article, il relate sa mission auprès de la ministre Fleur Pellerin, destinée à établir une cartographie des talents du numérique. Ce que je trouve de très positif, c’est qu’il adresse un éloge aux développeurs. Les laissés pour compte de l’industrie, la chair à canon des SSII, la plèbe dont l’ensemble des acteurs du numérique dépend, et qui est souvent exploitée jusqu’à la dernière synapse, jusqu’au dernier neurone.

Je pèse mes mots, c’est réellement un point sur lequel peu de critiques ont appuyé, et il faut remercier Tariq Krim d’avoir rendu à César ce qui appartient aux développeurs. Dans notre domaine comme dans d’autres on laisse les prolétaires au fond du sac, et on chante les louanges de Steve Jobs, Bill Gates ou d’autres têtes de gondole, sans penser à quel point ceux qui ont effectivement fait quelque chose en faisant turbiner leur cervelle sont ceux qu’il faut remercier. L’informatique, c’est l’utilisation forcenée de temps de cerveau, celui des développeurs et ingénieurs du monde, ceux qui fabriquent les briques et qui assemblent ces bouts de ligne pour faire en sorte que cette satanée babasse réponde “hello world” quand on lui demande.

On a tendance à valoriser celui qui a eu l’idée, mais c’est absolument indéniable qu’il faudrait aussi récompenser celui qui a réalisé l’idée, qui l’a concrétisée.

Mais au lieu de se contenter de redorer le blason des développeurs, Tariq Krim pousse le bouchon... Il a décidé de dresser une liste. la liste de Tariq est devenue depuis un horrible sujet de conversation.

J’ai proposé à la ministre et son cabinet, qui l’ont accepté, d’entreprendre dans le cadre de la mission qui m’a été confiée le premier recensement des développeurs français les plus marquants. J’ai constitué une première liste de 100 personnes : la fine fleur de nos talents numériques.

Et là, comme on dit dans les milieux autorisés, c’est le facepalm. Le drame. L’horrible monstre poilu dresse son groin et pousse son hurlement : “TTTTTTRRRRRROOOOOOOOOOLLLLLLL”.

À la première lecture, j’ai pensé que c’était stupide. Dresser une liste des 100 développeurs les plus marquants, pour quoi faire ? Et après ?

Et après ?

Quelques heures après, le feu avait pris de toutes parts... NiKo, David entre la colère et l’ironie, Antoine fait parler ses tripes et Frédéric Hardy nous narrait l’histoire d’un développeur appelé Jean-Kévin.

Personnellement, je continue de m’interroger. Une liste, et après ? Peu importe en ce qui me concerne qui s’y trouvera (ou qui ne s’y trouvera pas). En quoi cette liste va nous interpeller ? En quoi va-t-on se coucher moins con ? Imaginons que le niveau général des développeurs français soit minable. Lamentable, abyssal, pré-décadent. Imaginons qu’il y ait plus de 100 développeurs français. On pourrait dresser la liste des 100 développeurs les plus marquants. Et après ? Ils seraient la crème de la crème dans un océan de médiocrité.

Imaginons qu’au contraire le niveau soit d’une telle excellence qu’elle éblouirait n’importe qui, même le plus grand génie du siècle passé ou à venir. Imaginons qu’il y ait plus de 100 développeurs français. On pourrait dresser la liste des 100 développeurs les plus marquants. Et après ? Ils seraient la crème de la crème dans un océan de perfection.

Le niveau des développeurs français n’est ni minable, ni atomiquement stupéfiant. Il y a de tout. Des bons, des moins bons, des beaux et des moches. Des gens incapables de communiquer, et incapables d’avoir une idée, de pondre du code propre. Des gens qui copient-collent sans comprendre. Des gens qui n’ont aucune curiosité, qui osent se remettre en question, réfléchir à leur pratique et leurs (mauvaises) habitudes. Et puis il y a des petits génies. Ils vont vite, il font des trucs propres et réalisent des prouesses. Implémentent des solutions à des problèmes qu’on pensait insolubles, insondables.

Mais où sont-ils ? Sont-ils connus ? Il existe peut-être “sous le radar”, une foule de petites mains qui subliment l’art de la programmation. Mais nous ne les connaissons pas. Peut-être ne les connaîtrons-nous jamais. Ils travaillent dans une boîte qui ne communique jamais, sur rien. Qui les sous-emploie. Il y a des patrons qui ne connaissent pas leur chance, et qui réduisent les motivations et les envies de leurs employés à des portions congrues, et leur donnent des tâches ingrates. On leur demande de déménager les pianos, alors qu’ils rêvent d’en jouer.

Ils ne seront jamais sur la liste, pourtant. Et après ?

Les développeurs de la liste de Tariq sont ceux qu’il connaît et dont certaines de ses connaissances ont entendu parler. Ou bien ils ont entendu parler de leurs réalisations. Quelqu’un aura eu une idée. Et associée à cette idée, un développeur ou une équipe de développeurs aura travaillé de manière acharnée pour l’implémenter avec succès. Qui mettre sur la liste ? le Lead Dev ? le petit malin qui a eu l’idée ? le chef de projet ? toute l’équipe ? Qui mérite le plus ?

Et après ?

Qu’arrivera-t-il à ces 100 développeurs ? Vont-ils pouvoir arborer un certificat et aller demander une augmentation à leur patron ? Vont-ils avoir un passe permanent pour toutes les conférences à venir ? Qu’adviendra-t-il de leurs erreurs ? Leurs bugs vont-ils s’évanouir et disparaître dans /dev/null? Auront-ils d’un coup sûr la science infuse ? Pourront-ils lever des fonds pour financer leurs idées révolutionnaires, qui, à coup sûr pourront faire avancer le domaine informatique d’un pas de géant ? Ils seront sur la liste. Et après ?

Et après ???

Qu’arrivera-t-il demain ? Un petit génie sortira bien un jour ou l’autre d’une de nos brillantes écoles d’ingénieur, un qui pourrait justement rivaliser avec la centurie de Tariq Krim. Que peut-il lui arriver ? Va-t-on lui nier toute crédibilité parce qu’il n’aura jamais été adoubé sur la liste ? Est-ce qu’il y a une liste d’attente pour la liste ? Comment ça se passera s’il se trouve effectivement que ce petit génie est plus brillant que ses augustes aînés ? Faut-il déloger un des 100 pour l’y mettre à sa place ? Ou attendre qu’il meure, comme à l’Académie ? Et qu’il présente sa candidature ?

Alors on ne peut certes pas empêcher Tariq Krim de dresser sa liste. On peut même difficilement lui en vouloir, sauf si on n’y est pas et qu’on crève de jalousie.

Mais si j’étais un des glorieux soldats de cette illustre liste, je me poserai la question.

Et après ?