Mémoires

Lun 01 février 2010

Ce qui suit est une nouvelle Geek, mais pas Polar-Geek. (d'ailleurs Pierre Roussel vient de publier le deuxième épisode de "Le monde est petit", faudrait y aller voir).
D'aucuns verront certainement un lien avec "Le Peuple du tapis", de Terry Pratchett. Je l'ai en effet lu il y a peu de temps, mais en fait, je n'ai fait le rapprochement qu'au moment où j'ai couché cette nouvelle sur le clavier. Les fans de Pratchett m'excuseront, je l'espère.

Zéro.

La Grande Initialisation. Je me réveille, ainsi que les milliards d'autres qui cohabitent dans cet espace sans lumière et sans âme. La décharge électrique nous parcourt et flashe nos sens. Nous sommes là. Nous sommes Zéro. Nous sommes Un.
Qui je suis, je le découvre. Un bit. Une simple entité du grand tout, de la Mémoire Vive. Un simple élément, le plus petit et le plus misérable de tous. Je suis seul et à la fois je sais à quel point nous sommes une multitude. Je n'ai que deux voisins. Un à droite, un à gauche. Lors d'une Opération, un de mes voisins décale sa valeur vers moi, et je décale la mienne vers mon autre voisin. Division. Décalage à droite. Multiplication. Décalage à gauche.
Un.

L'Octet dans lequel je travaille est à peine moins insignifiant que moi. Et pourtant, il a une Adresse. Nous la connaissons, sans qu'on nous l'ai donnée. L'Octet a une Adresse et moi, qui suis-je, si ce n'est le quatrième bit de cet octet ? Je n'aurai jamais d'Adresse. J'ai été alimenté pour servir.
Zéro.

Le Nombre de l'Adresse importe peu, lorsqu'on est noyé dans les milliards d'Adresses de la Mémoire Vive. Pourtant, certains Octets tirent une noblesse particulière de n'avoir aucun voisin à gauche, ni aucun voisin à droite. Ils sont les deux seuls à connaître les bornes, les limites. Ces deux Octets savent peut-être s'il y a quelque chose au-delà des bornes. J'en doute. Pour moi, il n'y a que la Mémoire Vive. Tout ce qui est au-delà n'est ni Zéro, ni Un, mais le néant.
Un.

Certains autres Octets se targuent d'être toujours réservés par des informations particulières, des Programmes chargés en mémoire dès la Grande Initialisation, et qui y resteront jusqu'à la prochaine Extinction. Ceux-là ont en effet un privilège fondamental. Leur Valeur ne changera pas, pas pour ce cycle, en tous cas. Je les envie. Pour nous, bits des Octets de rang inférieur, nous serons constamment dans le mouvement, le changement ; les courants nous parcourent et nous animent. C'est vertigineux. Nous savons que nous n'aurons jamais de repos. Du moins, jusqu'à l'Extinction. Nous sommes ouvriers des Octets des Données.
Zéro.

Nous nous allumons et nous éteignons au rhytme des cycles, de nanoseconde en nanoseconde. Parfois, nous gardons notre valeur plusieurs centaines de cycles. Parfois, elle change constamment, sous l'effet du Grand Ordonnanceur. Son nom varie au gré des rumeurs qui passent de Gauche à Droite et de Droite à Gauche.
Un.

Son nom le plus usuel est CéPéhU. On le compare à une horloge gigantesque, à un cerveau, à un tyran dont le seul plaisir est de voir les informations changer, se modifier. Et nous, pauvres esclaves dans cette Mémoire Vive, nous plions sous ses ordres et nous chargeons les Données. Puis viennent les Opérations, parfois simples, parfois plus complexes. Mais nous tenons bon. Nous ne savons faire que cela. Nous ne savons rien faire d'autre que nous allumer ou nous éteindre au rhytme des cycles et des nanosecondes.
Zéro.

Tantôt nous ne sommes qu'un simple Octet, tantôt nous nous allions, toujours suivant les ordres du CéPéhU. Nous sommes seize, trente-deux, soixante-quatre. Je suis heureux de savoir que mes frères d'Octet et moi nous ne sommes pas seuls. Les alliances durent, un cycle, ou plusieurs, puis se défont. Ces alliances sont l'occasion de savoir ce qui s'est passé, autour de nous, et de relayer ce que nous avons su par nos autres frères, ceux de Gauche ou ceux de Droite, lors d'autres alliances.
Toutes sortes de rumeurs courent le long des Octets. Les questions existentielles sont à la fois les plus répandues et celles auxquelles nous savons répondre le plus aisément :
Qui sommes-nous ? des bits.
D'où venons-nous ? de la Gauche ou de la Droite.
Où allons-nous ? là où les Opérations nous le diront.
Un.

Une question, pourtant, reste sans réponse. Y'a-t-il vraiment une Fin à tout cela ? Certains avancent qu'il n'y aura qu'un Shutdown, et que, privés de nos courants électriques, nous repartirons pour le Néant. Néant dans lequel il n'y aura ni Zéro, ni Un. Cette pensée est effrayante, et je n'ose même penser à ses conséquences.
Je suis plutôt d'avis de considérer l'hypothèse du Reboot. Je pense qu'à la manière de notre cycle de Zéros et de Uns, un autre cycle plus grand encore existe, celui de l'Allumage et de l'Extinction. Ces grand cycles s'alternent, eux aussi, et à chaque Extinction, suivra toujours un Allumage. Alors, nous serons réincarnés, à notre même place, dans notre même Octet, à notre même Adresse.
Zéro.

Les partisans du Reboot, comme moi, sont hélas réduits à formuler des hypothèses. C'est frustrant de penser qu'à chaque Extinction, nous oublions tout. Nos informations jadis stockées et manipulées dans nos Octets disparaissent, en même temps que notre mémoire. Et à l'Allumage suivant, ayant tout oublié, nous en sommes réduits à encore une fois reconsidérer nos théories, entre le Shutdown et le Reboot. Sans qu'on puisse jamais savoir si un jour nous aurons les réponses.
Les partisans du Shutdown raillent nos pensées, pour eux, l'Oubli est le signe que notre théorie ne tient pas, qu'il n'y aura pas d'Allumage, que nous fondons notre théorie de la réincarnation sur la peur du néant. Si je suis réellement Rebooté, j'espère bien ne pas avoir à me réincarner en partisant du Shutdown, ce serait trop horrible à vivre, un Grand Cycle entier en imaginant qu'au delà de l'Extinction, il n'y aurait plus rien.
Un.

D'autres mythes peuplent nos cycles. Je pourrais évoquer l'Erreur de Segmentation, l'arrivée de la Grande Virgule Flottante... Tous ces mythes sont autant d'histoires à faire peur. Je ne les aime pas et ne les propage pas. Ces histoires nous détournent de notre travail, nous devrions nous borner à exécuter les Opérations commandées par le CéPéhU. Afficher un Zéro ou un Un selon que nous sommes alimentés ou éteints.
On nous parle aussi de ce qu'il advient de nos Données, lorsque nous sommes vidés, tous les huit, mes frères et moi, passés à Zéro. Il paraît que nos informations sont transférées ailleurs, dans un endroit où les Octets ne varient pas, ne subissent pas les effets des cycles ou le temps. Je ne sais que penser de cet endroit. S'il est vrai que nous effectuons toutes ces Opérations, il est probable qu'elles aient une destination, un but. Mais de là à penser que ce but est de geler nos Données dans une Mémoire Morte, qui resterait ainsi pour l'éternité des cycles, je ne suis pas sûr. Cela me paraît être un but inutile, vain. Comment ces Zéros et ces Uns pourraient avoir une utilité s'ils ne varient jamais ?
Zéro.

Mes frères et moi avons peur. Voilà déjà des cycles et des cycles, que nos Valeurs n'ont pas changé. Ce temps de latence, d'immobilité, ce temps tellement long qu'il nous aurait fallu deux Octets pour le mesurer, ce temps nous fait souffrir et nous questionner. La rumeur a couru tout le long de l'Octet : est-ce le Shutdown ? Est-ce le Gel ? Est-ce l'Hibernation ou la Suspension ? Sommes-nous aussi devenus des Octets des programmes ? Est-ce cela, la Mémoire Morte ?... Le CéPéhU reste muet, immobile, comptant les cycles en cadence, semblant oublié du temps et de l'Histoire. Puis tout reprend. La peur s'éteint, les grandes prophéties sur l'Extinction disparaissent et nous recommençons à travailler.
Un.

Zéro.

Un.

Je vois arriver la fin. Le néant est proche, le Shutdown se prépare. Les signes ne trompent pas. Les Octets commencent à tous se vider, les uns après les autres, tous repositionnent leur bits à Zéro. Un à un. Les alliances défaites, tous les éléments de la Mémoire Vive, les milliards de frères se rangent et attendent l'Extinction. Même les Octets réservés au Programme sentent la fin venir, et se vident eux-aussi. Ils seront à Zéro en dernier, comme ils ont été à Un en premier.
Zéro.

Reboot.
La Grande Initialisation. Je me réveille, ainsi que les milliards d'autres qui cohabitent dans cet espace sans lumière et sans âme. La décharge électrique nous parcourt et flashe nos sens. Nous sommes là. Nous sommes Zéro. Nous sommes Un.